1 – Le contexte
Si les "Sissi" ont véhiculé l'image d'un François-Joseph romantique, l'empereur d'Autriche-Hongrie n'a rien d'un démocrate, et, dans l'empire, certaines minorités, italiennes, serbes, s'agitent. Pour lui qui rêve d'annexer la Serbie et le Monténégro à son vaste territoire, l'attentat de Sarajevo est le prétexte à l'attaque de la Serbie.
Le 29 juillet 1914, tout l'espace adriatique va basculer dans la guerre.
Cet espace n'est pas uniforme : les côtes orientales, de Fiume à Cattaro, offrent des chapelets d'îles où il est facile de disparaître, et de grands ports en eau profonde.
Justement, la flotte austro-hongroise est déjà basée à Pola et Cattaro (Trieste ne lui paraît pas assez autrichienne). De là, la Méditerranée lui est ouverte, ainsi qu'à son alliée l'Allemagne, qui assemble à Pola des sous-marins envoyés en pièces détachées par voie terrestre.
Pas question de leur laisser le champ libre. Déjà, la division allemande de l'amiral Souchon, partie de Pola, après l'attaque de Bône et Philippeville en Algérie, fait cap à l'est, pour franchir les Dardanelles, et, avec l'accord de l'Empire Ottoman, mouiller devant Constantinople, à proximité de notre alliée la Russie.
Suite à l'accord naval franco-britannique de février 1913, la mer Adriatique est placée dans la zone de commandement dévolue aux Français en Méditerranée occidentale.
Dès le 10 août 1914, l'amiral Boué de Lapeyrère reçoit l'ordre d'anéantir la flotte austro-hongroise.
Mais les grands navires autrichiens, qui n'ont aucune envie de se faire canonner, ne franchissent pas le canal d'Otrante, et les sous-marins, qui se faufilent partout, disparaissent ensuite comme des poissons de roche.
Que faire ?
Toute notre flotte entre dans l'Adriatique, avec pour résultat la destruction du petit croiseur autrichien Zenta, en endommageant un peu nos propres navires, et, tout de même, la libération du port d'Antari, port monténégrin.Les cargos, qu'escortent nos bâtiments, peuvent ainsi ravitailler en vivres le Monténégro et la Serbie enclavée.
Mais les côtes dalmates regorgent de filins et de mines.
Après plusieurs pertes, il est donc décidé que les croisières nord-sud feront place aux patrouilles ouest-est : puisqu'on ne peut pas anéantir la flotte austro-hongroise, il faut au moins l'empêcher de sortir de l'Adriatique, et de s'engager dans les Dardanelles où l'empire ottoman s'est allié aux Allemands contre les Français et les Anglais.
Ces patrouilles sont assurées essentiellement par les croiseurs cuirassés, dont le Léon-Gambetta.
2 – Le croiseur cuirassé "Léon Gambetta"
3 – La tragédie
En mars 1915, un plan de blocus est établi, précisant les points de ravitaillement et de rendez-vous pour la division de l'Adriatique, ainsi que des routes de patrouille.
L'opération de débarquement dans les Dardanelles a échoué.
Plus que jamais, il faut aider l'armée serbe.
Or, le canal d'Otrante grouille de sous-marins ennemis et les équipages des vapeurs refusent d'appareiller.
En attendant l'entrée en guerre de l'Italie aux côtés des alliés, une ligne de croisière est établie entre le cap Santa Maria di Leuca, à l'ouest, et l'île Sainte Maure, à l'est.
Quatre croiseurs cuirassés " Victor-Hugo, Jules-Ferry, Waldeck-Rousseau, Léon-Gambetta."
font chacun leur tour un quart du trajet.
Dans la nuit du 26 au 27 avril, une nuit de printemps calme et paisible, sans Bora glacée ni Sirocco brûlant, c'est le Léon-Gambetta qui est dans "la gueule du loup".
Dans les soutes, il ne lui reste que 400 tonnes de charbon.
C'est que, dès le lendemain, il doit regagner Malte, pour charbonner, et, aussi, pour permettre à l'équipage de prendre un peu de repos.
Si le contre-amiral Sénès sommeille, le Capitaine de vaisseau Georges André, veille dans sa cabine.
Minuit est passé depuis plus de 30mn, les bâbordais dorment, les tribordais veillent.
Tout est silence, hormis le bruit des machines.
A la vitesse de 6 noeuds, la silhouette oblongue du croiseur s'éloigne de Santa Maria di Leuca, dont le sémaphore est à 15milles environ (entre 20 et 25km).
Soudain, dans le cercle de ses jumelles, la vigie croit apercevoir quelque chose.
Aussitôt, une déflagration formidable ébranle le navire, jetant les endormis à bas de leur couchette : une torpille a frappé à bâbord, au niveau de la cloison qui sépare la chambre des dynamos de la chaufferie en activité.
Quelques secondes plus tard, une deuxième torpille atteint l'arrière de la passerelle : la machine bâbord est touchée, l'eau envahit les deux autres machines ; deux gerbes d'eau jaillissent à bâbord plus haut que les cheminées, et retombent en cataractes sur le pont.
Il n'y a plus ni lumière ni TSF (télégraphie sans fil) : impossible d'adresser le moindre SOS. Les commandes ne répondent plus…
"Sauvez-vous, mes enfants", dit le commandant André
De jeunes officiers éclairent de leurs lampes de poche les différentes échelles donnant accès sur le pont, et des hommes valides peuvent ainsi monter aux embarcations, "sans bousculade ni cris".
Cependant dans les entrailles du navire, plusieurs dizaines de marins resteront bloqués pour l'éternité. On tente de mettre les embarcations à l'eau.
Mais le navire s'incline, de plus en plus, et bascule, libérant des embarcations qui se brisent, tuant des hommes sur leur passage.
Un canot, cependant, manoeuvré par 8 hommes, tombe d'aplomb et flotte. Prévu pour 50 hommes, il en accueillera 108, qu'il conduira jusqu'au phare de Leuca peu avant 9 heures.
Il reste encore la vedette de l'amiral, que trois officiers mettent à l'eau. " Viens donc", appelle un marin. Mais son camarade l'en dissuade. Bien lui en a pris. Sans doute trop chargée, la vedette coule à pic. Le croiseur cuirassé bascule, et s'enfonce dans l'Adriatique.
Quinze minutes à peine se sont écoulées depuis que le sous-marin U5, sur ordre du commandant autrichien Georg Von Trapp, a tiré sa première torpille.
Le sous-marin austro-hongrois U (250t, 22m de long) a quitté Cattaro le 24 avril, et surveille les côtes. Sansdoute a-t-il constaté le passage d'un croiseur, forteresse flottante, seul, dans la nuit
Ensuite, il lui a suffi de se tenir en embuscade, et de guetter... Contre un sous-marin embusqué, que peut un croiseur cuirassé ? Il est armé ? Certes. Mais qui tenterait dans la nuit de neutraliser une fourmi à coups de canon ?
"Un jour, probablement, nous succomberons dans cette guerre sournoise que nous font les sous-marins", écrit l'enseigne de vaisseau de 1ère classe Auguste Lefèvre, disparu dans le torpillage.
Sous-marin U-5 - Le commandant autrichien Georg Von Trapp
4 – Le sauvetage
Pendant qu'à distance le sous-marin observe, environ 300hommes tentent de se maintenir en surface, cramponnés à des madriers, des mâts, des cages, à poules ou à "jolis cochons roses" (Emile Abgrall, disparu).
Le matelot survivant Monfort (de la Cadière, dans le Var), écrit à ses parents : "j'ai ramassé mon courage et je me suis tenu sur l'eau avec deux rames que je me suis passé sous les bras. Heureusement, la mer était bonne".
Les marins se regroupent, s'encouragent, se soutiennent, et soutiennent les officiers, physiquement moins entraînés. Certains appellent leur mère, d'autres leur femme. Et, dans ces instants qui peuvent être les derniers, ils pensent à ces enfants qu'ils voudraient tant voir grandir.
Si encore, comme leurs camarades anglais, ils avaient reçu les collets de sauvetage ! Mais ceux-ci ne seront distribués que bien plus tard, trop tard pour eux. Peu à peu, les voix s'affaiblissent. Déjà, froid, fatigue, congestion et crampes achèvent certains.
Des madriers auxquels ils étaient cramponnés, des hommes, comme des fruits trop mûrs, se détachent et coulent à pic, en dépit des efforts de camarades plus robustes.
Bientôt le jour se lève, et au froid va succéder le soleil qui brûle ces hommes affamés et assoiffés. Vers 14h, une fumée noire apparaît, disparaît, reparaît
enfin : à l'arrivée de la chaloupe, le chef du sémaphore de Santa Maria di Leuca, Mario Sandri a aussitôt déclenché l'alerte par téléphone. Partis à la seconde, de Tarente, de Brindisi, torpilleurs et contre-torpilleurs italiens arrivent, ils sont là !
Ils parviendront à sauver 29 naufragés, et retrouveront ce jour-là 58 morts, dont l'amiral Sénès.
Les victimes seront enterrées solennellement à Castrignano del Capo, commune la plus proche du promontoire de Santa Maria di Leuca, en présence de survivants, de la population locale, et de représentants de l'état italien. Depuis, on leur a érigé une chapelle, à Castrignano del Capo.
Entrée de la chapelle de Castrignano del Capo où sont apposées las plaques mars marins du "Léon Gambetta"
Quant aux survivants, fêtés et accueillis en héros "les héros du Gambetta", ils sont vêtus, nourris, soignés, ainsi que le racontent Albert Cazabat et Jean François Grall, qui ajoutent "viva Italia !".
Photo prise à l’infirmerie de la caserne Statella de Syracuse montrant trois blessés rescapés du LEON GAMBETTA. Il précise que leur état de santé est bon. Ce sont, de gauche à droite : - Roger LERICHE, électricien breveté, du Havre - Hyacinthe TOURREL, matelot sans spécialité, de Toulon - Jean LE GALL, premier maître canonnier, de Toulon.
Le quartier maître mécanicien Olivari, qui s'était cru perdu, accoste à dos de boeuf.Pour le remercier de cette opération de sauvetage, il bénéficiera d'un an de sursis, dans les champs des Pouilles, auprès de ses congénères italiens.
Embarquement et abattage des animaux, prévus pour la consommation de l'équipage. Il n'y avait pas de chambre froide sur les bâtiments construits avant 1910),
Lettre d'Emile ABGRALL, Officier mécanicien à bord du "Léon-Gambetta".
Cinq jours plus tard, le 27 Avril 1915, le sous-marin autrichien U-5 torpillait le "_Léon Gambetta_" à cinq milles de Sainte-Marie de Leuca. Emile ABGRALL disparut avec le croiseur.
22 Avril.
Notre plus cher désir était d'aller charbonner à Malte. Crac!
contre-ordre. C'est Navarin qui nous réapprovisionnera. Mais à quel
prix! Les Grecs vendent 35 francs les 100 kilos de patates. C'est la
guerre!
Reuter nous apprend une bonne nouvelle: les Boches, qui avaient réussi
à gagner du terrain près d'Ypres, grâce à l'emploi d'explosifs
asphyxiants, ont été repoussés par les nôtres. Tout le terrain perdu est
reconquis. Bravo! vivent les Poilus! Quel coup de main nous voudrions
pouvoir leur donner.
Hier, des petits oiseaux sont venus nous rendre visite. Ils se sont
installés sur les caisses qui servent de prisons à de jolis cochons
roses et nous ont donné un ravissant concert. Ils avaient peut-être
passé l'hiver en Bretagne. Qui sait! Tout l'équipage leur a fait fête.
Nous avons eu un instant l'espoir qu'ils allaient continuer à vivre
notre vie. Hélas! le soir venu, ils ont repris leur vol.
Reverrai-je un jour les oiseaux?...
Embrasse bien pour moi Papa, Maman. Mais, surtout, ne leur donne pas
connaissance de mes alarmes. Laisse-les croire que je navigue sur une
mer d'huile, loin de tout danger. Si le sort nous désigne pour le grand
voyage, ils apprendront bien assez tôt cette fâcheuse nouvelle. S'il
est écrit que la famille doit perdre l'un des siens dans la tourmente,
n'est-il pas juste que ce soit moi?... Je ne laisserai ni femme, ni
enfants.
Allons, adieu, cher Frère. Longues caresses à Raoul et à Joël.
Bien affectueusement à toi.
EMILE
5 – Les conséquences
Le 27 avril 1915, des pourparlers sont en cours, mais, officiellement, l'Italie est neutre.
Les survivants seront donc, suivant la convention de Genève, conduits à Syracuse, mais leur régime n'y sera pas vraiment celui de prisonniers.
D'ailleurs, quand l'Italie entrera en guerre aux côtés des alliés, le 24 mai 1915, ils demanderont à combattre "auprès de leurs frères italiens", ce qui leur sera refusé.
Cette solidarité entre gens de mer perdure, puisque l'Association des Marins d'Italie rendra le 27 avril 2015 deux hommages aux marins du Léon-Gambetta, l'un à la pointe de Santa Maria di Leuca, l'autre au cimetière de Castrignano.
Si le "Bouvet" a sauté sur une mine dans les Dardanelles le 18 mars 1915, le "Léon-Gambetta" est le premier (mais pas le dernier, hélas !) navire de cette taille à avoir été torpillé et coulé par un sous-marin ennemi.
Le 1er maître Jean François Grall n'a pas abandonné un instant son carnet de rôle, et a fourni ainsi une liste exacte de l'équipage.
Sur les 821 hommes d'équipage
684 ont péri (dont les 32 officiers) 624 sont portés disparus, et inscrits au registre des décès de la ville de Brest 60 cadavres ont été retrouvés par les marins italiens*. 137 seulement ont survécu au torpillage
* Le lieutenant de vaisseau Ballande, retrouvé le 19 mai 1915, sera identifié grâce à son alliance
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Après ce drame, l'amirauté décida d'établir la ligne de croisière plus au sud, avec une escorte de torpilleurs, jusqu'à l'entrée en guerre de l'Italie, qui se chargea de l'Adriatique.
Le 7 mai 1915, le torpillage du "Lusitania" fit oublier le "Léon-Gambetta".
En Autriche, on frappa une médaille à l'honneur de l'équipage du sous-marin U5, et de son commandant.
Mais en France, si Georg Von Trapp est connu, c'est sans doute comme héros du film "la mélodie du bonheur".
Car en France, qui se souvient aujourd'hui du "Léon-Gambetta" ?
Sources :
Article écrit par Denise Bourven
Bénévole de l'association "Aux Marins"